Une crise bien pire que celle de 2008 éclatera dans le Vieux Continent. Au niveau des politiques monétaires et fiscales, l’UE fait son possible. Mais cela ne suffira pas. Pour faire repartir la production et éviter la faillite de l’Italie, un mouvement décisif vers des formes de fiscalité partagée est nécessaire

Rien ne sera plus comme avant. Mais jamais la direction du changement n’a été aussi incertaine. La crise économique provoquée par le coronavirus permettra un bond en avant dans la construction européenne, vers une meilleure intégration ; ou alors on ira dans la direction opposée, vers une désintégration de la monnaie unique, en passant par une nouvelle crise dévastatrice des dettes souveraines. Il semble qu’il ne pourra pas y avoir d’autres issues possibles. Pour le moment, il n’est pas possible de prévoir précisément ce qu’il se passera. Ce qui est sûr et certain c’est que la crise sera très grave, bien plus grave que celle de 2008 qui a déjà beaucoup pesé sur l’économie mondiale, et sur l’Italie en particulier. En Europe, il ne sera bien sûr pas possible d’affronter cette crise en mettant simplement en place des mesures exceptionnelles, tout en pensant qu’on pourra ensuite repartir en reprenant le même rythme qu’avant, les mêmes règles et les mêmes dispositifs institutionnels.

Après un premier moment d’égarement de la Présidente Christine Lagarde qui a gravement désorienté les marchés, la Banque Centrale Européenne (BCE) a rapidement déployé toute la puissance de feu dont elle dispose. Le quantitative easing, un programme d’achats de titres publics et privés sur le marché secondaire en place depuis 2015, a été renforcé : augmentation du montant total des achats, extension ultérieure de l’éligibilité à l’achat à une plus grande gamme de titres et réintégration de la Grèce qui avait été exclue du programme. En outre, d’importantes liquidités ont été accordées aux systèmes bancaires nationaux, et à des conditions très avantageuses, et les exigences en matière de fonds propres auxquelles les banques doivent se conformer pour l’octroi de prêts ont été assouplies. L’objectif est d’ouvrir le plus possible le robinet du crédit aux entreprises et aux ménages en difficulté. Dans le cadre actuel des Traités européens, la politique monétaire ne peut pas faire plus.

Contrairement à la politique monétaire, on le sait, la politique fiscale ne relève pas de la compétence de l’Union mais des États nationaux. Quelle est la part de ressources fiscales dont la Commission européenne a la gestion directe ? Seulement des miettes, 1 % du PIB européen, qu’elle gère à travers le budget de l’Union. L’essentiel de ces ressources est administré par les États nationaux, qui, lorsqu’ils définissent leurs propres politiques budgétaires, doivent cependant se conformer à un système de règles très rigide et compliqué, porté par une orthodoxie financière d’inspiration libérale : le système créé avec le Traité de Maastricht, renforcé par le Pacte de Stabilité et de Croissance (PSC) et ses prolongements.

En matière de politique fiscale aussi, face à l’urgence du coronavirus, l’Union ne peut pas faire plus. La Commission européenne a annoncé son intention, d’une part, de proposer la suspension des procédures de contrôle du respect des règles budgétaires et, d’autre part, de faciliter l’utilisation de fonds structurels et de simplifier leur réorientation vers les nouvelles exigences créées par la crise.
Au niveau européen, en terme de politique monétaire et fiscale, tous les dispositifs existant ont été mis en place. Mais cela ne suffira pas. Des problèmes de nature diverse sont imbriqués : le court et le long terme, le maintien du niveau de production actuel et les grandes questions concernant l’emploi des ressources – choisir entre une gestion à l’échelle locale, nationale ou supranationale ; entre secteur privé et public. Et le tout révèle le problème situé aux fondations de l’édifice : le caractère inadéquat du dispositif institutionnel de l’Union Européenne et de la conception politique, économique et sociale qui le soutient.

Court terme. L’abondance de liquidités et le facile octroi de crédits ne suffiront pas à préserver les niveaux de production et d’emploi. Les entreprises de nombreux secteurs subiront d’importantes pertes liées au manque de production, mais aussi aux inévitables coûts auxquels elles devront faire face. Leur accorder un crédit pour survivre, cela revient seulement à remettre l’échéance à plus tard. Le problème ne doit pas être reporté mais éliminé ; il ne s’agit pas de « manque de liquidités » mais de déséquilibre économique. Ce qui est nécessaire, c’est de donner de l’argent pas du crédit. De l’argent qui tombe du ciel. C’est comme cela qu’on a recommencé à parler d’helicopter money (voir l’interview de l’économiste Nouriel Roubini dans La Repubblica du 18 mars et l’éditorial du New York Times du 19 mars, « Give Every American $2,000 Immediately »). Mais lancer de l’argent depuis un hélicoptère, seule une banque centrale peut le faire, sinon l’argent ne viendrait pas d’un hélicoptère mais de la poche de quelqu’un. Il sera possible de le faire aux États-Unis avec la FED, mais pas en Europe avec la BCE (dans le cadre institutionnel actuel). Encore plus compliqué : le problème de l’emploi. Un problème que nous avions déjà et qui, après le coronavirus, sera encore plus sérieux. Mais pour l’emploi, même l’helicopter money pourrait ne pas être suffisant. Une puissante politique active serait nécessaire.

Court et long terme. Les traités et le statut de la BCE ne lui permettent pas de faire tomber l’argent du ciel. Elle ne peut pas non plus être prêteur en dernier ressort. Maintenant, on recommence à parler des eurobonds, une dette publique partagée au niveau européen. Mais une dette publique européenne ne pourrait exister qu’à deux conditions : la première, qu’elle soit garantie par une capacité fiscale européenne suffisante (capacité d’instituer des redevances), la deuxième, qu’elle soit défendue par une banque centrale qui puisse acheter des titres dès leur émission, seul moyen efficace pour désarmer les marchés. Ni l’une ni l’autre n’existent en Europe pour le moment. Les eurobonds en question ne seraient donc pas une dette de l’Union, mais une dette intergouvernementale. Et, dans les hypothèses considérées comme les plus facilement réalisables, ces eurobonds ne seraient même pas une dette intergouvernementale au sens propre d’un partage réel des risques entre pays concernés : ils constitueraient une dette en commun mais composée de compartiments hermétiquement séparés. En apparence une seule dette, mais à chacun la sienne.

Contingence économique et choix structurels. Le coronavirus a reposé de manière dramatique la question des biens (ou des « maux ») publics supranationaux. Les problèmes de la santé et de l’environnement qui n’ont pas de frontières. Avec des implications énormes pour tout un ensemble de politiques publiques : recherche scientifique, transports et mobilité, énergie, utilisation des sols, etc. Un bien public européen implique une dépense publique européenne. Une dépense publique européenne requiert des fonds de financement : des contributions européennes et une dette européenne (la dette serait plus que justifiée, vu qu’il s’agirait, dans une large mesure, d’une dépense d’investissement). On revient donc à la case départ.

Et encore. Le moratoire annoncé par la Commission en matière d’application des règles budgétaires est insuffisant. On nous permet de nous endetter. Mais après ? Pourrons-nous recommencer à avancer dans le même système de règles avec une dette qui pourra avoir atteint 140-145% du PIB ? Cela fait déjà longtemps que le poids des excédents primaires est loin d’être négligeable sans que l’on réussisse, toutefois, à inverser la tendance de la croissance du rapport dette/PIB. Il est impensable que l’on puisse repartir sur les mêmes bases qu’avant et en devant fournir l’effort gigantesque qu’une dette plus élevée impliquerait. Si de telles mesures nous étaient imposées, ce serait le début d’une faillite. Et une crise de la dette italienne signifierait la fin de l’euro. Le problème devrait être affronté à la racine, en supprimant, une fois pour toute, l’encours de la dette des pays les plus endettés. À l’origine des propositions (par exemple, celle de Prodi et de Quadrio Curzio de 2011-2012), l’idée était que les eurobonds puissent, au moins en partie, être aussi utilisés pour un projet de résorption de l’encours de la dette nationale. Ensuite, nombreux sont ceux qui se sont efforcés d’inventer des architectures financières complexes capables de réduire le poids de la dette héritée du passé en respectant le sacro-saint principe à la base de l’actuelle constitution européenne : l’interdiction de transfert entre États. Mais il est désormais trop tard. La conclusion est encore la même : le salut de la construction européenne ne peut passer que par un mouvement décisif vers des formes de fiscalité partagée. Autrement, ce sera la fin.

Traduction de Juliette Penn et Catherine Penn

L’articolo originale di Ernesto Longobardi è stato pubblicato su Left del 27 marzo 2020

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